Chateau Picon

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Les Bordelais le savent, Château-Picon est l'hôpital des fous. Séjour
inconcevable pour cette famille d'ouvriers entreprenants qui s'enrichit ,
remuante et vivante, et dont la langue simple, laconique ou pittoresque,
laisse à deviner les relations subtiles et les blessures quotidiennes.
Elisabeth, la soeur aînée a veillé sur Suzy, la cadette, moins douée pour la
vie, l'a mariée < s'est-elle trompée ? Il y a tant de bruits,
d¹apitoiements, de critiques autour de Suzy et de son mariage : elle
s'éloigne, s'enferme, se tait, ou bien est détruite par une maladie qu'on
n'a pas vu venir et qui la conduit à Picon. La fille d¹Elisabeth, la
narratrice, devient le medium de cette silencieuse descente en enfer.

Prologue

Presque jusqu'à la fin elle a gardé cette figure de femme satisfaite, joues roses, chair poudrée, les cils et les sourcils rangés par la brosse et le mascara, banale, malgré le nez trop mince où pesaient les lunettes et la bouche pincée, comme disait maman, en cul de poule. Un visage façade, sans la moindre fissure, un plâtre nulle part encore écaillé, un masque qu'elle refaisait chaque matin sans y prendre garde, trompée, elle aussi, par le miroir que la myopie l'obligeait à tenir trop près. Devant ce miroir grossissant, déformant, où je me faisais des grimaces, elle composait inconsciemment son image, étalant d'un doigt entraîné les couleurs exactement fondues, tirant ses yeux vers les tempes, rougissant ses lèvres au pinceau.
Ce travail de " ravalement ", ainsi qu'elle l'appelait d'ailleurs innocemment, colmatait la moindre lézarde, ces brèches où l'on aurait pu voir peut-être les signes de sa décadence et de son effondrement futur. Mais ces traits figés par le fard, ce regard que les lunettes affadissaient nous rassuraient par leur immuable apparence et la persuadaient elle-même de son intégrité.
Longtemps elle est restée la même, pour nous et pour les autres aussi, les médecins en affaires avec mon oncle, le voisinage immédiat de l'immeuble ou celui, plus indélicat, des vieilles rues trempées par l'humidité du fleuve, si étroites que les regards oisifs des femmes, plongeant d'une maison à l'autre, découvraient jusqu'au fond des appartements. Dans ce quartier mêlé que les bourgeois récemment installés commençaient seulement à relever d'un parfum de respectabilité, la vue qu'elle offrait aux investigations de ses voisines gardait la même apparence insignifiante que celle, plus intime, que nous croyions avoir.
Et pourtant tout était commencé, cette lente dégradation, cet irréparable épuisement de ses forces, toute cette débâcle qui allait emporter ses sentiments et ses instincts était là, déjà, œuvrant en elle, assaillant sourdement sa vie et sa raison. Une radiographie de son existence en eût montré la sûre déchéance au moment même où nous imaginions sa personnalité triomphante, assurée malgré les approches de l'âge, aussi invulnérable qu'une poupée.
C'est des années plus tard que bouge ce portrait. Le vernis craque et à la lumière d'un détail oublié, nous voyons surgir une autre femme, silhouette incertaine et fragile qui trop vite se brise, se dissout devant nos yeux.

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