Le sixième visageIDDN Certification

CHAPITRE PREMIER

 

Je suis un Français moyen ! Attention ! Pas dans le sens péjoratif, non… seulement en terme de statistique !

Le Français mesure en moyenne, un mètre soixante-douze ? Je mesure un mètre soixante-douze ! Le Français gagne en moyenne, dix mille six cent cinquante-cinq francs par mois ? C’est à se demander si les statisticiens n’ont pas fait une photocopie de mon bulletin de salaire ! Le Français met en moyenne quarante-six minutes pour se rendre sur son lieu de travail ? C’est à la seconde près le temps qu’il me faut pour arriver sur mon lieu de production, en dehors des jours de grève bien entendu, mais cela ne compte pas !

Et la liste est longue : je ne peux jamais écouter les résultats d’un sondage sans voir mon curriculum vitae s’étaler aux yeux de la France entière ! Ce matin dans le journal, j’ai lu qu’un français avait, toujours en moyenne, un accident de voiture tous les dix-huit ans ! Bon sang, je me suis fait renverser par une automobile le jour de mes dix-huit printemps… C’est sûr maintenant, je resterai cloîtré chez moi au matin de mes trente-six chandelles.

S’ils savaient, là-bas dans les hautes sphères, ils n’auraient même plus besoin de dépenser des fortunes pour commander des études aux instituts de sondages. Ils n’auraient qu’à prendre mes mensurations et décortiquer mes caractéristiques pour tomber en plein dans le mille ! Je suis toujours au beau milieu des statistiques ! Que ce soit en bien ou en mal, c’est du pareil au même…

D’ailleurs je gagne toujours aux élections ; je vote à gauche, et la gauche l’emporte ! Cette année, par esprit de révolte, j’ai voté à droite… Croyez-le si vous le voulez, c’est la droite qui est passée ! Je suis sûr que cela aurait fait plaisir à mon frère, ce fou furieux qui fait toujours le contraire de ce qu’il pense !

Tout de même, ce n’est pas de pot : comme le Français moyen a très peu de chance de gagner à la loterie, je n’ai jamais empoché un centime de ma vie ! Une chance sur combien de millions ? Trop aléatoire pour moi ! Je nage en plein irrévocable ! Le hasard ? Connais pas !

Parfois, j’appréhende même de connaître l’instant précis de ma mort, avec leur espérance de vie à la française. Heureusement, les statisticiens viennent de me rajouter quelques années de plus ! Depuis, je fais attention de me lever tous les jours du bon pied pour éviter de fausser les statistiques ! En fait, j’ai l’impression d’être un élément, un rouage, on ne peut plus banal de la vie française, intimement lié à un maillage de pourcentages et de moyennes, enraciné dans un avenir prédestiné et dicté par la dure loi des statistiques.

Je me croyais à l’abri de tout, en homme doublement averti, et pourtant… tout a commencé un beau matin, ordinaire comme tous les autres, en descendant la rue de la Capsulerie bien calé derrière mon volant. C’était un vendredi !

* * *

Comme d’habitude, je cherche une place de stationnement assez proche de l’entrée du métro, pour éviter qu’en fin de journée je ne sois obligé de remonter toute la rue à pied. Souvent, j’en trouve une assez facilement dans les bas quartiers de Bagnolet, mais aujourd’hui, comme je suis un peu en retard, les places se font chères. En rageant, je fais plusieurs fois le tour du pâté de maisons avant d’attaquer une nouvelle fois cette descente que je connais par cœur. C’est la seule rue où le stationnement est gratuit dans le coin, à moins de remonter tout en haut de la butte qui domine la ville, juste avant le parc de la Noue.

Soudain, du haut de la colline, j’aperçois une voiture blanche débouchant d’un emplacement inespéré. Instantanément, j’appuie à fond sur le champignon. Le capot se soulève et la voiture fait un bond en avant. Je file à toute allure dans la descente avant qu’un mauvais plaisantin ne vienne me ravir cette place qui vaut de l’or. J’arrive en trombe à l’emplacement vacant et je braque brutalement le volant en montant légèrement sur le trottoir.

Au même instant, j’entends un hurlement épouvantable, un cri strident et perçant… Mes cheveux se dressent. J’écarquille les yeux, affolé, tremblant déjà à l’idée de trouver quelqu’un sous les roues. Instantanément, mes jambes se métamorphosent en baguettes de coton. J’aperçois alors une jeune fille terrorisée, tremblante, défigurée par la peur. Les mains en avant, elle fixe le capot de la voiture d’un regard noir. Ses traits, que je devine assez beaux, sont complètement distordus par un rictus inhumain. Son menton est presque décollé, tant sa mâchoire reste ouverte sur un cri inachevé, bloqué en pleine gorge par l’angoisse. Elle est verte de peur, morte de trouille !

Immédiatement, je jaillis de la voiture. Elle me regarde hargneusement, presque haineusement. Pourtant, elle semble en pleine forme, entière et sans aucune blessure apparente… Rassuré sur son sort, je fonds maladroitement en excuses :

— Je suis désolé de vous avoir fait peur mademoiselle, je ne vous avais pas vue.

Elle semble se réveiller d’un cauchemar :

— Vous êtes fou ? Vous avez foncé sur moi comme un malade ; vous avez failli m’écraser ! Vous déboulez la rue à grande vitesse, comme un débile mental que vous êtes…

Je trouve qu’elle exagère un peu et j’essaye de minimiser l’affaire :

— Non, je vous assure, je voulais simplement me garer… Je n’avais pas du tout l’intention de monter sur le trottoir.

Elle n’écoute même pas la fin de ma phrase et repart de plus belle dans une série de reproches véhéments. Si ses yeux étaient des fusils, je ne ferais pas long feu… Cependant, peu à peu son visage reprend des couleurs. Ses traits s’affinent, redeviennent plus agréables, plus humains.

" C’est vrai qu’elle est jolie ! "

Elle a des cheveux bruns coupés droits à mi-visage, des yeux verts, une petite bouche aux lèvres pulpeuses et une taille bien dessinée. Son nez minuscule, légèrement retroussé, ressemble à un bouton d’or. Trente ans maximum. Un charme fou se dégage de sa personnalité. Elle tremble encore un peu mais sa poitrine se soulève moins tumultueusement. J’en profite pour insister :

— Écoutez, encore une fois je suis sincèrement désolé ; je ne pensais pas vous trouver là…

— Vous voulez peut-être que je me balade en agitant un drapeau ? Vous en demandez un peu trop !

Elle est furieuse, mais j’ai du mal à retenir un sourire.

— Comment vous sentez-vous ?

— C’est bon, ça va aller !

Elle frissonne encore et sa main s’est repliée sous ses seins comme si elle avait peur que son cœur n’arrête subitement de battre. Nous sommes juste à côté d’un bar tabac qui fait l’angle et j’en profite pour l’inviter à boire quelque chose. Elle me fait un signe positif de la tête. Au moment où je verrouille les portières, je m’aperçois que j’ai une roue sur le trottoir :

" Effectivement, il était moins une ! J’ai dû la frôler de près ! "

Visiblement, elle n’est plus en état de marcher toute seule, alors je ramasse le sac qu’elle a laissé choir, je prends son bras pour l’aider à avancer puis je pousse la porte pour la laisser passer. Dès qu’elle a franchi le passage, elle m’arrache son sac des mains et s’installe à la première table. Je lui propose un café qu’elle accepte d’un nouveau signe de tête et je passe la commande au bar.

Lorsque je me retourne vers elle, elle a déjà allumé une cigarette qu’elle tient élégamment entre ses doigts effilés, l’air détachée. Elle rejette doucement la fumée en me dévisageant pensivement. Je ne sais trop que dire ni par où commencer alors je laisse tomber en m’asseyant à mon tour :

— Vous savez, j’ai eu peur moi aussi, même si c’est sans commune mesure avec ce que vous avez dû ressentir. Un instant, j’ai cru que je vous avais roulé sur le pied.

À mon tour, je lui arrache un sourire. Je m’en aperçois nettement, bien qu’elle essaye de le masquer.

" Elle est vraiment charmante ! "

Nous échangeons encore quelques banalités, histoire de dérider l’atmosphère, puis elle se replie sur elle-même, perdue dans ses pensées secrètes. Après tout, elle doit bien se rendre compte que je n’y suis pour rien, ou tout du moins, que je suis réellement désolé de lui avoir fait si peur. Le serveur nous apporte les cafés. Elle boit le sien absolument brûlant, presque cul sec, en fronçant les sourcils lorsque la fumée caresse son visage. Moi, je ne peux pas le boire aussi vite, alors elle finit largement avant moi. Elle en profite pour sortir un petit miroir de son sac et se refaire une beauté.

Soudain, je la trouve très belle, sensuelle, désirable, pleine d’élégance et je sens mon cœur battre un peu plus vite, frétillant d’une douceur insoupçonnable. Lorsqu’elle est sur le point de partir, je cherche mes mots pour la retenir encore un peu. Je lui demande si elle habite dans le quartier. Au début, elle me répond gentiment, puis très vite, je devine que je commence à l’agacer. Pourtant, j’insiste :

— Écoutez, je voudrais vous faire oublier ce qui s’est passé…

Elle me coupe brutalement la parole :

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est plus qu’un mauvais souvenir.

J’essaye une dernière tentative pour l’inviter à passer une soirée avec moi, mais le refus est net, catégorique et sans équivoque. D’ailleurs, elle ne me laisse même pas le temps d’aller plus loin ; elle ramasse brusquement son sac avant de se diriger vers la sortie, sans dire un mot de plus. Je perds un temps précieux pour payer les consommations et lorsque je sors à mon tour, elle a déjà disparu.

— Zut !

Je regarde de tous les côtés, espérant la voir traverser quelque part, malheureusement, je ne la retrouve pas. Je laisse passer un bus avant de traverser la rue en courant. Je me soulève sur la pointe des pieds pour voir plus loin… Rien ! Complètement évaporée ! Déçu, je regarde ma montre :

— Bon, il est temps que je me dépêche, maintenant, je suis vraiment en retard !

Je me presse vers la bouche de métro où je m’engouffre et c’est à regret, le cœur rempli d’amertume, que je monte dans le wagon en direction de mon travail.

Toute la journée, la délicieuse frimousse de cette rencontre inattendue flâne au travers de mon esprit. Parfois, le visage défile devant mes yeux avec une rare netteté, douloureusement torturé, tellement imprégné dans ma mémoire que je pourrais presque en dessiner tous les détails. Je ne suis pas un bon dessinateur, mais ses traits reflétaient l’angoisse et l’épouvante avec une telle netteté, que machinalement, presque sans m’en rendre compte, j’attrape un crayon. Je commence par tracer quelques courbes. D’abord les yeux, grands ouverts, horrifiés… Les joues bien creuses… La bouche ensuite, grande ouverte, elle aussi, sur ce cri terrifiant qui n’en finit plus de résonner dans ma tête… Le menton, petit mais relevé, à la manière d’un boxeur touché par un crochet droit… Le front plissé, rétréci par la peur de mourir… Les cheveux ébouriffés, raides, éparpillés… Et ce petit nez retroussé, mignon à croquer, cherchant désespérément un dernier souffle de vie…

Peu à peu, le visage prend forme. Je ne me reconnais plus. Je n’ai jamais aussi bien dessiné de ma vie. C’est trait pour trait, le visage de la jeune fille au moment du drame. Enfin ! Ce drame qui n’a pas eu lieu, heureusement !