Au-delà de la rivièreIDDN Certification

CHAPITRE PREMIER

Je m’appelle Lamec. Je suis né dans la tribu de Kênân, notre chef protecteur. Nous habitons depuis peu, un nouveau domaine, vaste et agréable, qui contraste radicalement avec notre ancien territoire. Les vieux racontent que dans leur contrée d’origine, bien avant la grande migration, la saison froide était si rigoureuse, que même en huilant leurs poils avec de la graisse de phoque, ils avaient terriblement froid.

Lors des veillées de grandes occasions, Kênân adore nous raconter comment son grand-père, le vieux Seth, retardait le dépeçage du produit de la chasse, pour le cacher dans un ventre chaud afin de l’aider à passer une nuit trop rigoureuse. Il explique à qui peut l’écouter, comment les mères malheureuses pleuraient en enterrant leurs petits aux réveils de ces matins blêmes. Tout est si lointain, si illusoire dans nos esprits, que lorsqu’il nous narre ces événements qui ont bercé son enfance, il nous semble que c’est une légende, un conte pour jeunes enfants…

Cela faisait plusieurs saisons déjà, que nos pères progressaient vers le soleil, à la recherche d’un ciel plus clément. Ils ont décidé de quitter les hauts plateaux blancs pour descendre vers la plaine lorsqu’ils ont réalisé que dans cette direction, il faisait plus chaud et qu’il pleuvait moins. Aujourd’hui, personne ne sait plus combien de temps a duré cet exode, mais tout le monde se souvient du jour où Kênân décida que le moment était venu de nous fixer, et mon père Mehouyaêl, encore plus que les autres, car c’était le jour de ma naissance !

Toute mon enfance fut bercée par cette tendresse merveilleuse, que m’offraient les regards reconnaissants des hommes et des femmes, persuadés que j’étais la raison véritable de leur fin de calvaire. Chouchouté par les vieilles, estimé par mes pairs et adoré par mes parents, j’ai eu le rare privilège de vivre en dehors des tracasseries habituelles des enfants de mon âge : apprendre à renifler les pistes, à tailler du silex ou à réduire les herbes séchées en poudre pour en faire des mixtures étranges, dont seuls les anciens en détiennent encore les secrets…

J’ai grandi tranquillement en observant les adultes construire de nouvelles huttes, chercher dans la forêt des branches aux courbures idéales ou gratter la terre à la recherche des pierres de juste gabarit. Tandis que les autres enfants de mon âge s’évertuaient à parfaire leur apprentissage obligatoire, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai goûté, j’ai testé ce qui est rarement réservé aux gamins de mon âge.

J’ai fouiné dans la plaine, avec mes parents dont les mains velues trouvaient des écorces aux formes particulièrement fonctionnelles ou tapaient des heures durant, sur des silex pour leur donner la forme tellement souhaitée. J’essayais de les aider en faisant de mon mieux, exalté que j’étais par tout ce remue-ménage, satisfait et comblé du privilège qui m’était accordé. Déjà tout petit, je me passionnais pour les trouvailles en tout genre et il ne me fallait pas beaucoup de temps pour comprendre les raisons de chaque fait et geste exécuté par mes semblables. Tout jeune, je savais trouver le moyen de tirer le meilleur profit de mon initiation, étonnant mon entourage en permanence, autant que moi-même.

Aujourd’hui, notre village a pris son véritable essor. Il est bien situé, entre une forêt et deux collines, dans une petite vallée protégée des vents et des orages. Au milieu de ce vallon, coule une rivière qui nous alimente en eau et en poissons, tandis que la forêt et la plaine regorgent de petits et gros gibiers, de fruits ou de racines.

Sur le flanc d’une colline, nous avons trouvé des grottes dans lesquelles nous emmagasinons nos réserves de nourriture pour la saison froide, même si cette mauvaise saison, comme nous l’appelons, est bien plus courte qu’auparavant, les orages beaucoup moins forts et les pluies blanches plutôt rares.

La femme qui partage ma couche, s’appelle Tsillah. C’est elle qui a en charge, la fleur rouge qui sert à cuire nos aliments et à aiguiser nos armes. Elle est adulée par tous les membres de la tribu pour ce rôle essentiel, perpétué depuis de nombreuses générations. Pourtant, cette fonction a perdu de son importance depuis le jour où un voyageur, rencontré pendant la longue expédition, nous a expliqués comment créer à volonté de nouvelles fleurs rouges.

Dire qu’il suffisait de tourner un bâton de bois sec à toute vitesse sur un autre beaucoup plus plat ! La fumée blanche qui se dégage alors au bout d’un instant, annonce la naissance des premiers pétales mouvants. Tous les hommes de la tribu y arrivent assez facilement en soufflant prestement sur la première braise, toutefois nous gardons en permanence, une fleur rouge allumée par mesure de sécurité. Cela fait tant de générations que nous en avons pris l’habitude !

Nous connaissons aussi la méthode dite "frappée", mais nous l’utilisons fort peu car elle est trop dure à mettre en œuvre ; elle consiste à entrechoquer deux silex l’un contre l’autre pour en sortir une étincelle. D’ailleurs, il faut avoir des silex à sa disposition alors que le bois sec traîne à profusion ; je le sais, puisqu’il craque immanquablement sous nos pas lors de nos escapades nocturnes.

La fleur rouge ! Nous continuons à l’appeler ainsi car Tsillah trouve que c’est plus pittoresque ; en rapport avec sa grandeur… Pour appuyer ses dires, elle a inventé une ode qu’elle entonne lorsque pour la taquiner, je parle de feu :

La fleur rouge, c’est plus mélodieux !
Le feu, c’est moins élogieux…
La fleur rouge, c’est très langoureux !
Le feu, c’est trop capricieux…

C’est vrai ! Parfois j’ai l’impression que les flammes dansent au son du Tam-tam, sournoises et fallacieuses, mais je le sais depuis longtemps, le feu ne sera plus bientôt, qu’une simple action du désir.

Le seul point noir de notre paisible vie, vient du clan de la colline bleue. Sans doute ces hommes étaient-ils mécontents de notre arrivée dans cette région. Pourtant, la terre est vaste et la nourriture abondante. Heureusement, après quelques échauffourées, ils se sont éloignés en découvrant que nous avions le moyen d’aiguiser mortellement le bois de nos armes, alors que leurs épieux se cassent au moindre impact.

Nous avons un secret ! Un secret jalousement gardé : noirci dans les braises brûlantes de la fleur rouge, le bois devient si dur que nous pouvons transpercer la peau des animaux, aussi résistantes que celle d’un mégacéros ou d’un rhinocéros laineux. Nous faisons des armes redoutables, et nos voisins guerriers qui ont essayé par deux fois de nous chasser, se sont heurtés à une farouche opposition. Nous avons posté des gardes autour du village par mesure de sécurité.

Au fil des saisons, je suis devenu le malin du village : l’inventeur, le dénicheur de secrets merveilleux dont la découverte nous aide dans notre vie de tous les jours. Je dois avouer que je suis aidé par Tsillah qui est d’une remarquable lucidité et par quelques amis, passionnés tout comme moi, par notre devenir. J’utilise adroitement les facultés de chacun pour mettre en pratique leurs idées avec sagacité ; j’observe tous les détails du monde qui nous entoure et je tente de comprendre chaque chose.

Je suis très fier de mes découvertes ! Oh ! il est vrai que je ne suis pas le seul à en faire, mais les miennes sont plus particulièrement profitables à la communauté ; c’est moi par exemple, qui ai eu l’idée de cuire notre viande ! Même si cela ne plaît pas à tout le monde, nous sommes nombreux à considérer cela comme un avantage. C’est aussi grâce à moi que l’on s’est rendu compte que le bois des épieux pouvait durcir au feu. C’est encore moi qui le premier, ai eu la lumineuse idée de graver des symboles significatifs sur l’écorce des arbres.

D’ailleurs, cette dernière idée, est ma plus grande satisfaction. Désormais, grâce à ce procédé, nous pouvons garder en souvenir, des événements passés ou le nom des personnes qui composent notre groupe. Il y a déjà quatre saisons que nous travaillons, Tsillah et moi avec l’aide de Kênân, sur ce projet que nous avons décidé d’appeler "Ecriture".

Cela faisait quelque temps déjà, que nous tracions des traits sur le bois pour compter les saisons, le bétail ou les peaux que nous avions en réserve. Nous utilisions pour cela, des morceaux de silex très pointus et des aiguilles en os ou en défense de mammouth que nous trouvions çà et là, dans de vieux cimetières. Nous reproduisions aussi depuis longtemps, des petites formes dans les grottes, pour amuser ou instruire les enfants. Nous dessinions notamment, des animaux pour leur expliquer où il fallait planter la lance afin d’arrêter la course d’un sanglier ou la charge d’un bélier. Nous avions même trouvé le moyen, pour faire plus réel, d’égayer ces dessins avec de la couleur en utilisant des herbes séchées et des pierres pilées. Seulement, cette fois-ci avec l’écriture, je suis sûr que nous avons fait un grand pas en avant, car nous allons pouvoir transmettre notre savoir à notre descendance.

Nous avons tout d’abord défini les symboles qui représentent les sons les plus couramment utilisés dans notre langage ; nous les avons appelés "lettres". Je les connais par cœur ! Lorsque parfois j’aperçois quelques gamins qui, délaissant leurs jeux habituels, s’amusent à celui qui en connaît le plus, je les regarde avec émotion, persuadé que je suis sur la bonne voie. Depuis quelque temps, nous travaillons sur ce que j’appellerais des "mots" puis des "phrases" en alignant les différents sons les uns à la suite des autres pour essayer d’en faire une suite logique. Nous gravons tout sur les écorces séchées et nous les gardons précieusement au fond d’une grotte, tout près de ma hutte.

Kênân tient absolument à laisser la plupart de ces "manuscrits" à l’abri pour mieux les préserver des intempéries, ce qui fait qu’à ma grande désolation, nous les sortons trop rarement. Nous rangeons astucieusement toutes les écorces, déjà très nombreuses, dans de petites cavités que nous avons taillées dans la roche tendre.

Je n’arrête pas de creuser de nouvelles cavités, surtout depuis que je me suis mis en tête d’écrire toutes mes pensées et mes découvertes pour les garder en souvenir. J’espère qu’un jour, quelqu’un pourra les découvrir et connaître alors, la fabuleuse histoire que je suis en train d’écrire. J’entasse soigneusement mes croûtes les unes sur les autres et je les attache avec des lianes très fines pour les ranger en bon ordre. Un jour, je vais les numéroter, sinon cela deviendra vite une indescriptible incompréhension…

Il va falloir aussi, que je trouve un autre moyen pour écrire mes mémoires, car j’écris tous les jours, et dans quelque temps, la grotte ne sera plus assez vaste pour emmagasiner tout mon travail. L’autre jour, Tsillah m’a donné une idée à creuser :

— Tu devrais chercher quelque chose de plus souple, de manière à ce que tu puisses les ranger plus facilement…

Je l’ai regardé avec gratitude. Elle a raison ! Il me faut une autre méthode. Je ne peux pas continuer de graver avec mes pointes sur de telles quantités d’écorces séchées. Cela me prend énormément de temps, d’autant plus que je suis obligé de recommencer quand je fais des erreurs ou que le bois fragile se casse. D’autre part, j’essaye d’apprendre à lire à quelques membres de la tribu et parfois, j’ai besoin de plusieurs exemplaires. J’aimerais bien enseigner la lecture à tout le monde, malheureusement, ils s’énervent et ils me disent qu’ils ont d’autres choses à faire :

— Qui va aller à la pêche ou à la chasse si tout le monde se met à lire et à écrire ? s’écrient-ils en éclatant de rire.

Je ne désespère pas, un jour viendra et je leur prouverai à tous, que j’avais raison…

Tsillah me ramène à la réalité :

— A quoi penses-tu ? Tu n’arrêtes pas de rêver !

Je me redresse, encore sur mon nuage :

— Pour l’instant, dis-je, nous avons deux possibilités : la gravure sur bois ou le marquage sur la pierre avec de la cendre mouillée. Les deux méthodes sont trop encombrantes, c’est vrai, mais je ne vois pas ce que je pourrais trouver d’autre !

— Laisse le temps faire son chemin, tu trouveras bien une solution… En attendant, vas me chercher de l’eau, j’en ai besoin pour dresser un barrage derrière la hutte ; il y a des fourmis dans le garde-manger !

— Et alors ? nous en mangeons tous les jours !

— Je trouve cela de plus en plus déplaisant, j’ai l’impression de manger des saletés…

— Première nouvelle ! Depuis quand fais-tu la fine bouche ?