Sans rancuneIDDN Certification

CHAPITRE PREMIER

Soudain, pendant un bref instant, une lumière aveuglante illumine la cuisine, le temps d’apercevoir maman et Martine, blotties l’une contre l’autre, tremblantes de peur et de froid. Les yeux grands ouverts sur la fenêtre et sur l’éclair gigantesque qui transperce le ciel, elles serrent dans leurs bras la petite Catherine qui hurle en se cachant la tête.

L’ombre des arbres traverse la fenêtre, s’allonge en zigzaguant et vient lécher nos souliers avant de disparaître dans la nuit. L’obscurité retombe sur nous car maman ne laisse jamais les lumières allumées pendant l’orage. Au même instant, une violente déflagration, longue et assourdissante, fait trembler la maison. C’est à peine si je peux entendre Martine et Catherine crier à pleins poumons. Puis, c’est de nouveau le calme… un calme précaire, un répit passager en attendant le prochain éclair.

Catherine est un peu plus jeune que moi, et du haut de ses quatre ans, même avec les yeux terrifiés qu’elle a en ce moment, elle ressemble à une adorable petite poupée. Martine, elle, a un an de plus que moi et papa est très fier de sa longue chevelure qui lui descend jusqu’aux reins. Il profite de chaque occasion pour demander :

— N’est-ce pas qu’elle a de beaux cheveux, ma fille ?

Entre chaque coup de tonnerre, dissimulé derrière les pieds de la table, j’entends le crépitement des grosses gouttes qui tambourinent sur les pavés de la cour et parfois martèlent les carreaux avec une violence telle, que j’ai l’impression que les vitres vont voler en éclats.

J’ai froid, moi aussi. Papa n’a pas encore installé le chauffage dans la maison, car il vient juste d’en finir l’agrandissement et la rénovation, mais les nouvelles fenêtres ne laissent plus passer les terribles courants d’air qui, chaque hiver, nous gelaient les os. Recroquevillé sur moi-même pour me tenir plus chaud, je sens le regard de maman fulminer jusqu’à moi. Un nouvel éclair accrédite cette sensation.

Le tonnerre éclate cette fois dans un fracas si intense qu’il me fait sursauter. À mon tour, je me cache la tête mais rien n’y fait, la peur s’infiltre en moi comme une vipère irrésistible et invisible. Longtemps après, je perçois encore des bourdonnements dans mes oreilles meurtries par les déflagrations du tonnerre et des hurlements de mes deux petites sœurs.

Le tonnerre s’efface tout doucement et en même temps, la pluie devient moins violente. Je suis tout ankylosé. Cependant, pour rien au monde je n’oserais bouger de peur de rompre le charme qui opère en ce moment-là. C’est l’apaisement, la quiétude et l’insouciance, mais, au fur et à mesure que l’orage s’éloigne, une sourde angoisse prend place en moi. Elle est d’autant plus sournoise, que je pressens que le calme sera pire que la tempête. La tête toujours enfouie dans mes bras, les yeux fermés, je savoure ces derniers instants paisibles et silencieux.

La pluie est devenue un petit ruissellement fluet que j’entends dégouliner dans la gouttière qui longe le rebord du toit. La nuit est redevenue permanente et je ne perçois plus le tonnerre, mais de temps à autre, j’entends un bourdonnement sourd et lointain, l’écho d’un souvenir estompé.

Soudain, quelqu’un bouge à côté de moi. Je relève la tête en ouvrant des yeux, mais je suis obligé de les refermer aussitôt, car la lumière que ma mère vient d’allumer m’éblouit brutalement. Instinctivement, je lève les bras.

— Pourquoi t’es-tu moqué de nous ? s’écrie-t-elle, menaçante.

— Je n’ai rien fait, je réplique en essayant de me protéger la tête.

— Je t’ai déjà dit de ne jamais mentir, hurle-t-elle en m’envoyant deux claques retentissantes.

C’est de nouveau des bourdonnements dans les oreilles, mais cette fois-ci, ils sont accompagnés de picotements qui courent le long de mes joues. Je me mets à pleurer pour éviter d’en recevoir une autre mais cela n’empêche pas la sentence de tomber :

— Tu seras privé de dessert… pendant une semaine ! Au coin !

Je m’installe à ma place favorite, juste derrière la porte pour que je puisse voir le salon entre les charnières. D’ailleurs à cet endroit, je me sens isolé, comme protégé ! C’est bientôt Noël et la maison est revêtue de son habit de kermesse, égayée de couleurs chatoyantes. Les murs, les fenêtres et même les portes, sont costumés de houx pour inviter la chance à la fête. Au fond, le sapin est déjà tout illuminé de feux multicolores et clignotants. Ses guirlandes passent de branche en branche, lui confèrent une allure des plus gracieuses. Ses boules de toutes les couleurs, suspendues aux pointes de cet enchevêtrement féerique, font plier les fines branches, mais il reste noble et digne, plein de grâce. Il est magnifique !

J’ai le cœur joyeux ! Pourtant, je sais que je ne participerai pas aux festivités, ni aux danses autour du sapin, ni aux réunions de famille. Je sais que mes petits souliers que je poserai près du sapin, comme Martine et Catherine, resteront vides. J’ai l’habitude que l’on me dise :

— Tu vois, si tu avais été plus sage et si tu avais bien travaillé à l’école, le père Noël ne t’aurait pas oublié !

Quelle importance ! Pendant que tout le monde s’amusera au coin du feu, j’irai jouer tout seul dans le jardin ou dans la grange. Je sauterai avec mon ombre sur les balançoires à côté du cellier, puis je construirai une fronde et je jetterai des pierres sur les fantômes du jardin, comme Thierry-la-fronde… ou alors, je construirai un piège pour attraper les petits oiseaux en leur offrant des grains de maïs ou du pain rassi pour les appâter.

*          *          *

Le grand jour est arrivé. Le matin de Noël, Martine me réveille :

— José, viens vite voir ce que le père Noël nous a apporté.

Hier, comme tout le monde, j’ai déposé négligemment mes souliers près du sapin. L’espoir naissant d’y trouver quelque chose, j’enfile vite fait mes chaussons et je cours rejoindre Martine qui descend déjà l’escalier quatre à quatre. En arrivant en bas, je découvre Catherine, toute joyeuse, en train d’ouvrir un joli petit paquet à côté de papa et maman qui la regardent avec tendresse. Moi, je n’ose pas chercher du regard mes souliers que quelqu’un a mis à l’écart, sachant que je n’y trouverai que du désespoir. Je fais durer le plaisir en admirant la joie de mes petites sœurs.

C’est alors que mon regard croise celui de ma mère. Elle me fixe d’une si étrange façon que j’en ressens un pincement au cœur. Je détourne aussitôt les yeux, affolé par l’idée de me faire punir, car je n’ai pas le droit de lever les yeux sur elle. Je sens qu’elle attend le moment où je découvrirai mes souliers vides. Elle me débitera alors son laïus habituel et je n’aurai que le choix de souffrir en silence, ou de pleurer pour essayer de l’apitoyer.

Soudain, mon cœur fait un bond dans ma poitrine lorsque mon regard tombe par hasard sur mes souliers. Éberlué, je n’en crois pas mes yeux. Je n’ose plus les détourner de peur de perdre cette vision fantastique : il y a un cadeau dans mes chaussures !

" Ce n’est pas possible, je suis en train de rêver ! "

Sans qu’elle s’en aperçoive, je surprends le regard narquois de ma mère. Je m’approche tout doucement du sapin. Mon cœur bat à tout rompre et je n’arrive pas à me sortir de cette torpeur qui envahit mes membres. Je reste debout, pantois. Je n’arrive pas à comprendre et à expliquer ce qui a bien pu se passer pour que j’aie le droit à un tel traitement de faveur. Moi qui d’habitude ne reçois jamais de cadeau, à qui on ne fête jamais un anniversaire, le père Noël vient de me gratifier de sa bienveillance ! Quel miracle !

— Et bien quoi, me demande tendrement Catherine de sa petite voix fluette que j’aime tant, tu ne regardes pas ce que tu as reçu ?

La voix de Catherine a brisé le champ de glace qui m’emprisonnait. Instantanément, je suis comme libéré et je me baisse pour saisir avec fébrilité ce petit cadeau que j’embrasse aussitôt, puis, je défais fébrilement le petit ruban rouge qui entoure le joli papier. Comme je suis heureux ! Jamais dans mes plus beaux rêves je n’aurais pu imaginer recevoir un cadeau.

Je sens sur ma nuque, le regard perçant de ma douce sorcière bien aimée, mais, en même tant que l’emballage tombe, je ressens la terrible douleur d’une épée qui vient de me transpercer le cœur. Mes mains se mettent à trembler et un filet de sueur glacé dégouline lentement le long de ma colonne vertébrale. Je me redresse et le martinet tombe à terre. Je sens encore la brûlure ardente du baiser que je viens de lui donner. Le pire, c’est que c’est un beau martinet, avec des lanières multicolores en cuir et un manche en bois vernis…