Sous-sols mauditsIDDN Certification

CHAPITRE PREMIER

C’est un matin d’automne ! Oh ! Ce n’est pas vraiment ma saison préférée, mais une saison que j’aime bien. Les couleurs et l’atmosphère qui règnent à cette période de l’année, me donnent l’impression que le monde est sur le point de s’arrêter, ou de tourner au ralenti avant la montée en puissance d’un hiver rigoureux. Mais aujourd’hui, cette ambiance pourtant pathétique, me fout le cafard…

En sortant de chez moi, je suis tout de suite assailli par une froide et désagréable humidité, pénétrante jusqu’à la moelle et les articulations. Je remonte frileusement le col de mon blouson avant de faire disparaître mes mains dans les poches. Les yeux perdus dans le brouillard, je vois virevolter avec indifférence, les feuilles jaunies par un été torride…

Je suis sorti très tôt, car je veux être le premier !

Je traverse la rue en sautant par-dessus l’image d’un ciel trouble que reflète une flaque d’eau assombrie par de lourds nuages menaçants. Par delà la cime des arbres, à travers une brume confuse, j’aperçois les feux clignotants du carrefour des six routes, en haut de cette rue qui commence seulement à s’animer.

À la première intersection, je bifurque à droite et remonte l’avenue en direction du centre ville. Je suis presque arrivé ; au prochain pâté de maisons, entre la boulangerie et la pharmacie, je serai parvenu là où je ne pensais jamais mettre les pieds.

J’entre dans l’agence. Je ne suis pas le premier !

— Le vingt-deux ! Guichet deux !

Je me lève et présente mes papiers déjà remplis avec soin au fonctionnaire posté derrière un bureau métallique, avant de m’asseoir sur une chaise en bois. Je dévisage la petite brunette cachée derrière ses épaisses lunettes :

Un peu boulotte, mais sans exagération. Ses yeux marrons, à peine éclaircis par des paupières légèrement maquillées d’un bleu pastel, semblent sourire malgré la gravité des situations qu’elle traite à longueur de journée. Un rouge à lèvres assez discret atténue l’effet audacieux de ses lèvres pulpeuses, alors qu’une poitrine attrayante accueille un petit médaillon en forme de cœur.

« Pas mal ! Elle a tout pour plaire ! »

En attendant qu’elle termine, j’observe son alliance danser avec souplesse sur les touches de son clavier en me renvoyant parfois des éclats de lumière. De temps en temps, elle me jette un regard froid, presque médical. Pour elle, je ne suis que le numéro vingt-deux. Je ne lui en veux pas ; je sais qu’elle ne fait que son travail. Je n’en veux même pas à la société de laquelle je suis rejeté… Étrangement, je me sens banni, et pourtant sans rancune !

Je quitte l’agence en empochant ma nouvelle carte. Une carte dont je me serais bien passé ! Au fond de ma poche, je tâte les douze francs cinquante qui me restent. Il va falloir faire attention ! Avec les six mille deux cent cinquante francs touchés pendant quelques mois, j’aurai de quoi tenir un peu. Une baguette par jour… des conserves… des œufs… du fromage et du café… cela ne devrait pas me ruiner. J’arriverais peut-être même à faire des économies. Je ne suis pas un imbécile, de plus, je suis prêt à accepter tout ce que l’on voudra bien me proposer en attendant des jours meilleurs…

Je passe devant le bar, juste en face de chez moi. Machinalement, presque par habitude, je pousse la porte.

« Pour mon premier jour, je vais faire une exception. J’ai tout de même de quoi tenir encore un peu, avant la déchéance finale. »

— Un demi ? propose le patron qui me connaît bien.

— Non ! Un café !

Il ne relève pas, se contente d’avancer vers sa machine, mais je rougis. J’ai l’horrible sensation d’être percé à jour ! Il a deviné, j’en suis sûr, que je suis aux portes du désespoir. Soudain, je me sens faible, à la merci de cette maudite misère, sur le point de basculer du mauvais côté de la barrière. Je m’empresse d’avaler mon café avant de quitter les lieux en cinquième vitesse. Lorsque la porte se referme derrière moi, j’ai l’impression que le regard perçant du patron fait fondre la buée accumulée sur sa porte vitrée. Je traverse la rue en courant puis m’engouffre sous le portique de mon immeuble.

— Je ne remettrai pas les pieds dans ce taudis de sitôt !

Je cherche les clés au fond de ma poche. Le facteur est déjà passé…

— Pourvu que je ne trouve pas une douloureuse !

Pas de bol ! Je ramasse la facture du téléphone. Je ferais mieux de le résilier tout de suite. Ce sera toujours cela d’économisé. J’irai à l’agence cet après-midi et j’en profiterai pour acheter le journal.

Je pousse la porte de l’appartement. Un logement petit mais confortable. Juste ce qu’il me fallait ! J’ai supporté la solitude des week-ends entiers, sans espoir et sans gloire, pour me retrouver finalement au bout du rouleau, prêt à tout recommencer.

J’ouvre une boîte de sardine. Un vieux croûton de pain fait le reste, suivi d’un fond de bouteille de vin…

— Dire que ça fait dix ans que je bois tous les jours dans le même verre !

J’allume ma vieille télévision ; c’est l’heure des informations et le speaker annonce ses cinq millions de chômeurs.

— Voilà que maintenant j’en fais partie !

En début d’après-midi, je sors à nouveau, le téléphone sous le bras. Je n’ai jamais utilisé ce téléphone. Pendant des années, j’ai payé l’abonnement pour rien !

Télécoms d’abord, ensuite, je passe prendre une baguette et un journal. J’en choisis un au hasard ; je n’ai pas de préférence. Je ne lisais jamais le journal ! Dès demain, j’achèterai le quotidien de bonne heure. Je dois être le premier sur les annonces…

Affalé sur mon divan, je feuillette fébrilement les pages. Des annonces banales défilent devant mes yeux.

— Rien… Rien de rien ! Rien pour moi en tout cas !

Allongé sur le dos, j’observe ce plafond dont la couleur ne se rapproche plus du blanc depuis bien longtemps.

— Comment ai-je pu en arriver là ?

Je regarde l’heure :

— Mon Dieu ! Déjà dix-neuf heures !

Je passe à la cuisine pour ouvrir une deuxième boîte de sardine.

— Tout de même, je ne vais pas bouffer ça tout le reste de mon existence ! Bah ! Je me fais du mouron pour rien ; j’en suis sûr, tout va finir par s’arranger…

Douze jours déjà de passés ! Comme tous les matins, j’étale mon journal devant moi et commence par la rubrique des faits divers. C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour me remonter le moral : la misère des autres ! En voyant qu’il y a pire solitude que la mienne, je puise des ressources d’espérer dans la détresse humaine. Entre les meurtres et les viols, je grappille un peu de force avant de plonger dans les petites annonces. Je comprends maintenant ceux qui noient leur chagrin dans l’alcool ou qui se jettent du haut d’un pont.

Je me sers un deuxième café. Par la fenêtre de mon petit deux-pièces, niché au deuxième étage, je regarde les “bienheureux” courir vers leur lieu de travail. Dire que je me suis souvent demandé comment on pouvait courir à son travail ! Je me suis toujours dit qu’il fallait prendre son temps, qu’il suffisait de se lever à l’heure.

— Qu’est-ce que je donnerais aujourd’hui pour être comme eux !

Je retourne à mon journal : beaucoup de demandes de gardien de nuit.

— Allez, je me laisse jusqu’à la fin de la semaine, si je n’ai toujours rien trouvé, je prends n’importe quoi.

C’est le vingtième journal ! Je commence par la fin, histoire de rompre avec la monotonie… La météo ! Pas brillante, mais je m’en moque… Les rubriques nécrologiques ; je regarde rapidement si d’aventure je ne reconnaîtrais pas un nom connu… Page suivante… Les faits divers : un meurtre… un viol… deux femmes qui ont perdu leur chien…

— Bof ! Rien de bien nouveau !

Fiévreusement, je tourne la page, je sais que derrière cette feuille, je vais tomber sur les demandes d’emplois. Je la tourne lentement… Mes yeux grimpent tout de suite en haut de la page de gauche. J’ai de la chance, aujourd’hui les deux pages sont pleines de petites annonces : des ingénieurs… Trop haut pour moi… Des analystes, pas mieux ! La plupart des demandes sont destinées à des supers diplômés en puissance parlant deux ou trois langues. Malheureusement, c’est à peine si je rêve en français ! Secrétaires… maçons… chauffeurs de taxis…

— Tiens ! Pourquoi pas chauffeur de taxi ?

J’entoure au feutre rouge… On ne sait jamais, un petit stage rémunéré pourra me sortir temporairement d’affaire ; je connais bien Paris et j’ai bonne présentation. Je parcours rapidement la suite : un électronicien… J’ai peu de chances, mais j’entoure quand même. Deux annonces de gardien de nuit… Pas mal ! Je peux toujours essayer, cela me laissera le temps de trouver autre chose pendant la journée… J’entoure encore… Mon cœur bat plus vite…

— C’est un bon compromis en attendant mieux. Allez, je dois faire vite si je veux être le premier.

Je survole rapidement les autres annonces… Je m’apprête à refermer le journal lorsque je tombe sur une drôle d’annonce. Je fronce les sourcils :

Vous avez du temps libre ?
Vous voulez arrondir vos fins de mois ?
Vous n’êtes pas claustrophobe ?
Téléphonez-nous !