CHAPITRE PREMIERIDDN Certification

— Tonnerre de Brest ! ai-je hurlé en bondissant littéralement sur ma chaise, la voilà l’idée géniale que j’attendais !

Je venais juste d’ouvrir le magazine et je suis tombé en plein sur cet article :

Halloween !
La tradition la plus répandue aux États-Unis…

Certes là-bas, tout était fait pour amuser les petits enfants, mais j’ai tout de suite été séduit, moi qui cherchais vainement un plan original pour fêter mes vingt ans.

— Que t’arrive-t-il ? demanda Luc en glissant un miroir derrière la nuque de sa cliente.

Je n’ai pas répondu tout de suite. Un sourire béat sur les lèvres, j’ai regardé sans la voir, la jeune femme remuer la tête d’un air satisfait :

— C’est parfait ! dit-elle, c’est exactement ce que je voulais.

Les yeux dans le vague, j’imaginais déjà le hall d’entrée transformé en grotte de sabbat et le salon aménagé en piste de danse, vibrant sous les trépidations des sorcières et des vampires. Je voyais un décor apocalyptique, jeté en vrac dans le jardin tel un capharnaüm satanique… Les convives s’emmêlant les pieds dans de fausses toiles d’araignée, riant aux éclats en tentant de deviner qui se cache sous tel ou tel masque… Je n’ai même pas vu la cliente sortir :

— Eh ! s’écria Luc en tendant une blouse à bout de bras, oh ! Gilles, tu dors debout ou quoi ? C’est ton tour !

Je l’ai regardé d’un air hagard :

— Je ne suis plus sûr de vouloir me couper les cheveux !

— Tu es fou ? Cela fait plus d’une heure que tu attends !

Je me suis levé en brandissant le magazine :

— Regarde Luc, c’est fabuleux !

Il a négligemment jeté un regard biaiseux :

— Bof ! Encore un truc pour te faire dépenser du fric !

— Sans doute ! n’empêche que cela m’arrange bien ! Tu as vu la date ? Le 31 octobre… c’est le jour de mon anniversaire ! C’est une coïncidence prémonitoire, tu ne trouves pas ?

— Tu peux toujours faire un bal costumé à n’importe quelle date… Tu n’as pas besoin de ça !

J’ai haussé les épaules. Visiblement, Luc était d’humeur macabre.

— Puis-je te prendre le magazine ? ai-je demandé avec un sourire en coin, je te le ramènerai…

— Et comment, que tu peux le prendre ! Si c’est pour me faire perdre des clients qu’ils ont apporté cette monstruosité en France, tu peux même le jeter à la poubelle !

J’ai glissé un bras affectueux autour de ses épaules :

— Allons mon Lulu ! Ne te mets pas dans un état pareil ! Tu me les couperas mes cheveux… Laisse-moi juste le temps de trouver en quoi je vais me déguiser. Qui sait ? Je te demanderai peut-être la boule à zéro !

J’ai laissé Luc ronchonner tout seul et j’ai quitté le salon à grandes enjambées pour regagner ma voiture garée un peu plus haut dans la même rue. Je me suis installé derrière le volant, le magazine sur le siège passager, ouvert à la page où figurait l’adresse d’une boutique spécialisée. J’ai facilement remonté la rue du Louvre avant de me retrouver coincé dans un bouchon rue Montmartre. Pestant contre les imbéciles qui sortaient tous du bureau à la même heure, j’ai finalement lâché la voiture à l’angle de la rue Réaumur pour continuer à pied.

La boutique de farces et attrapes était petite, mais semblait très achalandée. D’ailleurs en entrant, je fus agréablement surpris par le nombre incroyable de costumes et de masques en tout genre qui trônaient sur les étagères. Je me suis avancé jusqu’au minuscule comptoir derrière lequel un jeune homme était assis. Ses yeux clairs et accueillants, son menton volontaire et ses cheveux bouclés, très clairs également, m’ont tout de suite semblés sympathiques. C’est avec un large sourire de satisfaction que je me suis accoudé sur le rebord nacré.

— Je suis désolé d’arriver un peu tard… ai-je commencé.

— Il n’est pas tard Monsieur, coupa-t-il en se redressant, je ne ferme qu’à huit heures ! Que désirez-vous ? Ici, nous avons tous les costumes imaginables, nous pouvons même effectuer des créations sur commande !

J’ai brandi le magazine sous ses yeux :

— J’ai lu, en effet, les mérites de votre boutique dans cette revue. J’y ai lu également, que vous vous occupiez des décorations de maisons…

— Bien sûr ! Ce n’est pas moi directement : c’est ma sœur qui traite ce sujet…

— Elle n’est pas là ?

— Non, mais je peux vous renseigner, je l’aide souvent quand elle est surchargée. Vous voulez décorer un salon pour une réception ?

— Bien plus que ça ! Un pavillon ! Pour la fête d’Halloween !

— Pardon ? Vous avez dit un pavillon ? En entier ?

— Exactement ! Une dizaine de pièces : tout doit y passer, même la cuisine, les salles de bain et les toilettes ; c’est possible ?

— Tout est possible, mais… cela va vous coûter une fortune !

— Ce n’est pas un problème ! Le jardin aussi doit être aménagé et agrémenté !

— Le jardin ! Il est grand ?

— Oui ! Assez… Je veux des toiles d’araignée dans les arbres, des fausses bien entendu ! Des citrouilles sur les balcons et dans les allées avec un éclairage savamment orchestré. Des tombes à moitié déboîtées laissant apparaître de vieux cadavres, de la musique à faire frémir ! Des coins "surprise…" Enfin, vous voyez le topo !

— Je vois, oui… mais, je ne sais pas si vous vous rendez compte ; il faudra commencer les travaux longtemps à l’avance et votre maison sera inhabitable…

— Pourquoi inhabitable ? La maison est grande : pendant que vous décorerez une pièce, nous serons ailleurs et lorsqu’elle sera terminée, nous ferons attention de ne pas marcher sur les cadavres, ah ! ah ! ah !

Un simple sourire affecta son visage. Il semblait déjà préoccupé par l’organisation du chantier :

— Vous croyez pouvoir supporter les ouvriers pendant toute une semaine… voire deux ?

— Nous avons l’habitude ; ce n’est pas la première fois que nous organisons une fête grandiose à la maison.

— Bien ! Nous allons commencer par voir sur place, faire un état des lieux et établir un premier plan, ensuite, vous recevrez un devis…

— Quand pouvez-vous passer ?

L’homme s’est emparé d’un gros agenda :

— Demain 10 heures, j’ai juste un petit créneau, ça vous va ?

— C’est parfait ! Je vous donne mon adresse…

J’ai récupéré ma voiture et il m’a fallu plus de deux heures pour rejoindre Fontenay-le-Fleury, mais je ne pestais plus contre les automobilistes, au contraire : j’avais le temps de cogiter, d’imaginer, de prévoir… d’affiner même, les perspectives palpitantes de cette soirée qui s’annonçait grandiose !

Mes parents étaient déjà attablés lorsque je les ai rejoints dans la salle à manger.

— Ça y est ! ai-je crié en embrassant ma mère, je sais comment je vais organiser mon anniversaire…

— Ce n’est pas trop tôt ! répliqua mon père toujours aussi bourru, dans la vie il faut savoir prévoir longtemps à l’avance, sinon, on ne fait jamais rien de bon…

— A voir ton air ravi, coupa ma mère, tu as dû trouver l’idée du siècle !

— Tu ne peux si bien dire ! C’est tout à fait ça !

Tandis que Maria, la servante, s’occupait de mon assiette, j’ai rapidement tracé les grandes lignes de mon projet. Comme à son habitude, mon père fit la moue pour marquer son éternelle désapprobation, mais ma mère ne lui laissa pas le temps de s’insurger pêle-mêle contre le bruit, le désordre, le dérangement et autres dérèglements possibles de sa vie sociale :

— Extraordinaire ! roucoula-t-elle, c’est génial comme idée !

J’ai immédiatement embrayé pour empêcher le paternel de la contrer :

— Je ne m’étais jamais rendu compte que cette fête tombait le jour de mon anniversaire ! Je ferai venir un prestidigitateur et une voyante qui pourra tirer les cartes et lire dans le café ou dans une boule de cristal…

— Et dans les lignes de la main, précisa ma mère, cela comblera de joie les invités ! Tout le monde adore ça !

— Oui… et nous serons tous déguisés en démons, en sorcières et autres monstres vomis de l’enfer !

Mon père fit une moue de dégoût, mais ma mère était partie dans ses délires les plus fous. Je savais déjà la partie gagnée :

— Et en diablesses ! Je me ferai faire un costume sur mesure ! Ce sera formidable… Toute la ville en parlera !

Absorbé également par mes idées les plus insensées, je n’ai même pas remarqué que mon père s’était levé et j’ai sursauté en l’entendant parler juste derrière moi, d’une voix toujours aussi bourrue :

— Loin de moi, mon fils, l’envie de t’empêcher de fêter tes vingt ans comme tu en as envie. Je ne m’opposerai pas non plus à la participation de ta mère puisque cela semble l’amuser tant, mais ce n’est plus pour moi tout ça ! En plus, j’ai toujours détesté les bals costumés… mais…

Il a marqué un temps d’arrêt avant d’ajouter :

— Faire ça ici, j’ai comme l’impression que tu ne te rends pas bien compte…

— Bien sûr que si…

— Laisse-moi finir ! Tu la feras, ta fête, mais pas ici ! J’ai une meilleure proposition à te faire…

— Meilleure ?

— Tu veux de l’ambiance ? Tu en auras !

— Où veux-tu que j’aille ? Je ne vais pas louer une maison, juste pour une soirée !

— A la rigueur, ce serait aussi bien, mais pourquoi n’irais-tu pas au château des "Deux sœurs ?"

— Quoi ? Le vieux manoir tout pourri de tante Alice ?

— Exactement ! C’est le lieu idéal pour ce genre de… festoiements !

L’idée de mon père avait certes des raisons de me séduire, pourtant, cela me paraissait impensable. Même ma mère roula de gros yeux en soufflant :

— Mais… depuis sa mort, personne n’y a jamais mis les pieds ! Il doit être dans un état lamentable !

— Raison de plus ! Vous n’aurez aucune difficulté pour faire la décoration de votre choix. Vous pourrez même raser des murs si cela vous enchante !

— C’est toi qui ne te rends pas compte : c’est à près de trois cent kilomètres de Paris et j’ai plus de deux cent invités ! Comment puis-je leur imposer un pareil déplacement ?

— Deux cent cinquante-sept kilomètres, exactement ! Quelle importance ? Il n’y a jamais rien d’insurmontable lorsqu’on s’en donne les moyens : tu loues un ou deux bus et le tour est joué ! Vous êtes une bande de jeunes, le voyage ne vous fera pas peur, au contraire !

— J’espère que tu n’inviteras pas que des jeunes ! s’inquiéta ma mère.

— Maman ! Sous un masque de sorcière, personne ne remarquera que tu es vielle !

— Petit garnement ! Tu mériterais une bonne fessée !