Le voleur de boulonsIDDN Certification

 

Mon métier, c’est voleur de boulons ! Ce n’est pas un métier dites-vous ? Eh ! Eh ! Quand je me serai présenté, vous ne penserez plus ainsi. Si je vous disais par exemple, que je choisis mes missions en fonction du nombre de boulons que je peux récupérer…? Si je vous racontais aussi que je change de crémerie quand il n’y a plus rien à dévisser…? Si je vous dévoilais que mes seuls livres de chevet concernent l’art du boulonnage et du dévissage, et que chez moi, mes plus beaux tableaux sont des photos de boulons…? Alors ? Ce n’est toujours pas un métier ? C’est vrai, cela ne fait pas vivre son homme, d’autant plus que je l’exerce depuis ma plus tendre enfance et que cela m’a valu bien des déboires. Mais enfin, c’est plus qu’une passion, c’est mon métier ! Si, si, j’y tiens !

Chez moi, j’en ai de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les matières et de toutes les couleurs, mais les plus beaux, ceux que bichonne jour et nuit avec dévotion, sont les plus minuscules. J’en ai un notamment, que je ne peux pas admirer sans mon microscope spécialement acheté pour l’occasion. Une pièce unique et en platine, récupérée dans une vieille montre suisse de la fin du dix-neuvième siècle. J’en ai un en or et deux en argent, mais des milliers, voire des centaines de milliers en cuivre, en bronze, en fer, en zinc, en acier, en laiton, en aluminium et même quelques-uns en bois et en plastique. J’en ai un énorme, accroché au plafond de mon salon par de grosses chaînes, et je peux le faire descendre grâce à un ingénieux système de poulies lorsque je veux le caresser.

Mes boulons sont rangés par catégorie dans des casiers spécialement aménagés à cet effet. Les commodes en sont remplies, les vitrines aussi, tout comme les tiroirs de mes armoires. Chaque recoin pouvant tenir une étagère ne peut rester dénudé bien longtemps ; le long des murs… en lieu et place de la bibliothèque… Même les couloirs en sont surchargés sur plusieurs niveaux ! Heureusement que je vis seul et que je dispose d’une grande maison !

Le tout est numéroté, trié, classé et archivé selon son importance. Chaque boulon a sa fiche, avec sa photo, ses dimensions, la date où j’en ai pris possession et sa provenance… Tout est répertorié dans un fichier informatique et un simple clic me suffit pour retrouver telle ou telle pièce…

Ma grande fierté, c’est qu’aucun d’eux n’a jamais été acheté neuf ! Pas un boulon ne peut entrer chez moi sans avoir été au préalable, la pièce maîtresse d’une construction mobile ou immobile digne de ce nom. Et plus la source est importante ou stratégique, plus l’effort pour l’acquérir a été dur, et plus ma satisfaction de le posséder est grande. Les boulons de voitures sont mes plus prisés, surtout quand elles sont belles et anciennes, mais j’en ai aussi qui proviennent de bateaux, d’avions, de sous-marins et même quelques-uns d’une fusée russe.

Au besoin, je n’hésite pas à m’approvisionner dans des musées, et pendant mes vacances, une valise entière est réservée à mes petits joyaux. Je ne vous cache pas que je suis souvent en surcharge au moment des embarquements pour rentrer au bercail. J’ai des boulons de Chine, de Russie et du Japon ; du Népal et du Tibet ; d’Amérique du Sud, du Nord, d’Afrique ; de pays froids, chauds, tempérés ; de France et de Navarre !

Mon idéal aurait été de travailler à la tour Eiffel ! Mon Dieu ! Quel régal ! En veux-tu en voilà… Des centaines de boulons, des milliers de boulons… Que dis-je ? Des millions de boulons ! Malheureusement, c’est trop dangereux… Alors je me rabats sur des moyennes ou grosses entreprises. Pour changer souvent, je me fais embaucher comme intérimaire et je trouve des places comme technicien, gardiens, coursier ou mieux, comme magasinier ! Vous dire qu’agent d’entretien est mon emploi préféré, serait un euphémisme… Me retrouver seul la nuit, soi-disant pour nettoyer, mais avec juste une clé à molette et un tournevis dans la poche… le rêve !

Quand j’ai vu pour la première fois cet immeuble du 124 rue Réaumur, en plein centre de Paris, dès que j’ai pu effleurer du bout des doigts ce bâtiment métallique entièrement riveté sur six étages, mon cœur s’est mis à battre à une vitesse folle. J’ai même cru que j’allais tomber dans les pommes ! Et lorsque j’ai su qu’en plus, c’était le plus vieux bâtiment métallique de Paris et qu’il avait été conçu par un élève de Gustave Eiffel, j’ai tout de suite compris que je venais de trouver là… la consécration !