Le miroir aux alouettesIDDN Certification

CHAPITRE PREMIER

            Toute ma vie, je me souviendrai de cette année-là ; tout avait si mal commencé ! 1998 ! Un premier janvier frisquet, glacial même ! Pluvieux à ne plus pouvoir se séparer d’un parapluie sans risquer la douche froide à chaque coin de rue. Ce genre d’hiver dont on ne voit jamais la fin ; toujours aussi triste, toujours aussi gris d’un bout à l’autre de la semaine. Un hiver si maussade que même les chiens et les canards devaient se dire qu’il valait mieux rester chez soi.

            Pierre était sur les dents, mais ce n’était pas à cause du temps. Ses yeux bleus avaient viré au gris et ses sourcils, s’ils étaient aussi froncés que de coutume, semblaient balayés par une tempête. Lui, d’habitude si jovial, si courtois, laissait transparaître ses sentiments les plus ternes, et ce n’était pas non plus, parce que nous avions annulé en catastrophe la réception du nouvel an, enfin, indirectement… Cette fête que nous organisions tous les ans dans notre maison de campagne, était devenue, l’espace d’une journée, le plus mauvais souvenir de notre existence…

            Moi-même, je n’étais pas dans les meilleures dispositions, loin de là ; j’avais l’impression que le monde entier s’écroulait autour de moi et je perdais tous les repères auxquels j’étais attachée. Déjà je me disais que désormais, rien ne serait plus comme avant. Après deux jours et deux nuits de veille dans un état second, mon mari et moi étions rentrés à la maison pour nous reposer un peu, mais c’est en tournant en rond la mort dans l’âme, que nous attendions les dernières nouvelles. Au fur et à mesure que le temps passait, l’anxiété allait grandissante et le moral était au plus bas.

            Lorsque le téléphone a sonné, nous nous sommes précipités tous les deux en même temps. Pierre a décroché le premier et j’ai immédiatement branché le haut-parleur. Malgré le fait que je ne l’avais vu qu’une seule fois, j’ai tout de suite reconnu la voix du professeur Toubiana :

            — Allô ! Docteur Chavet ?

            Pierre a répondu d’une voix hésitante :

            — Oui… c’est moi… Alors ?

            — Venez me retrouver à la clinique… le plus rapidement possible !

            — Que se passe-t-il ? ai-je hurlé en m’approchant du combiné.

            — La situation n’a pas évolué depuis votre départ, répliqua le professeur d’une voix lasse, mais…

            — Parlez professeur, s’écria Pierre en élevant la voix à son tour, mais quoi ?

            — J’ai des informations extrêmement importantes à vous communiquer. Je vous attends.

            — Vous avez de mauvaises nouvelles ?

            — Je préfère tout vous expliquer de vive voix. Ne tardez pas !

            Pour couper court, le professeur a raccroché brutalement. Pierre s’est retourné et m’a pris dans ses bras.

            — Il faudra être forts, a-t-il murmuré simplement, j’ai un mauvais pressentiment.

            Je me suis mise à pleurer sur son épaule. Mon cœur était serré, mon estomac noué. J’aurais tellement voulu revenir en arrière, deux jours plus tôt, juste avant que nous n’apprenions cette terrible nouvelle ! J’aurais voulu revivre éternellement les dernières heures qui avaient précédé ce cauchemar, des heures où j’étais encore heureuse… J’aurais voulu me réveiller et me rendre compte que je rêvais, que tout n’était que chimère et folie…

            Nous nous sommes engouffrés dans la voiture et Pierre a démarré aussitôt. J’en ai profité pour me refaire un semblant de beauté. Le cœur n’y était pas mais c’était instinctif, et puis, cela me forçait à penser à autre chose. Il nous a fallu moins d’un quart d’heure pour arriver à la clinique Beauregard. Un premier janvier ! Alors que le monde entier cuvait sa joie à grand renfort de remontées gastriques, j’en étais réduite à parcourir ces quelques kilomètres en pleurant toutes les larmes du monde.

            Depuis notre dernier passage, le service avait changé et l’infirmière en poste ne nous connaissait pas. Elle a levé sur nous un sourcil étonné :

            — Nous venons voir le professeur Toubiana, annonça Pierre.

            — Vous avez rendez-vous ?

            — Annoncez le Docteur Pierre Chavet… et sa femme !

            Le professeur avait dû laisser des instructions, cela se voyait dans son regard ; un regard qui prit un air de compassion et de pitié :

            — Ah ! Excusez-moi, le professeur vous attend… suivez-moi.

            Nous avons traversé un long couloir, puis la jolie brunette a tambouriné discrètement sur une porte verte avant de l’ouvrir sans attendre de réponse :

            — Le Docteur Chavet et sa femme viennent d’arriver, professeur.

            — Faites entrer !

            La porte s’ouvrit toute grande et l’infirmière s’effaça pour nous laisser passer. Le bureau était vaste mais encombré. De nombreuses armoires vitrées alignées le long des murs, ainsi qu’un grand bureau, emplissaient pratiquement la moitié de la pièce. Le professeur était toujours derrière son bureau, à la place qu’il occupait quelques heures plus tôt. Un homme se tenait près de lui et sur le coup, j’ai pensé que c’était l’un de ses assistants. Je ne me suis pas trop attardée sur les détails, cherchant tout de suite dans les yeux du professeur, le moindre indice qui aurait pu me laisser un peu d’espoir, mais il n’y avait rien, rien que de la conscience professionnelle ! Pierre ne lui laissa pas le temps de commencer par des formules de politesse :

            — Professeur, dites-nous tout… je suis médecin moi aussi ! Je peux comprendre, tout comme ma femme… elle était mon assistante quand je l’ai connu.

            — Je sais, je sais tout cela, mais avant, je dois aborder un autre sujet…

            — De quoi s’agit-il ?

            — L’inspecteur Mipault a quelques questions à vous poser…

            Ce dernier s’est redressé en se raclant la gorge. Il avait l’air embarrassé, mal à l’aise :

            — Je comprends votre peine, commença-t-il, et je m’excuse…

            — Venez-en au fait ! coupa Pierre, que se passe-t-il ?

            L’homme ne parut pas se décontenancer, il jeta un simple regard vers le professeur avant de continuer d’une voix lente et monotone :

            — Connaissiez-vous une certaine Chantal M. ?

            Pierre et moi nous sommes regardés un instant sans comprendre, puis j’ai haussé les épaules.

            — Non, répliqua Pierre, ce nom ne nous dit rien.

            Intriguée, j’ai fait un signe de la tête en demandant :

            — Qui est-ce ?

            — La jeune fille qui accompagnait votre fils…

            — Il n’était pas seul ? Pourtant…

            — Non ! Contrairement à ce que nous avions pu croire au début… Une jeune fille était avec lui !

            — Comment est-ce possible ?

            — Elle a dû être éjectée pendant le choc…

            — Où est-elle, maintenant ?

            — Elle est décédée ! Nous ne l’avons retrouvée qu’hier soir ; c’est un malandrin qui l’a aperçu sur le bas-côté de la route.

            — Un quoi ?

            — Un malandrin, un vagabond si vous voulez…

            — Mon Dieu !

            Un frisson m’a parcouru l’échine. Certes, l’accident m’avait déjà rudement bouleversée, mais désormais, cela prenait une tournure des plus dramatiques. J’ai tout de suite pensé que si mon fils réussissait à s’en sortir, il resterait toujours une ombre dans sa vie, une tache indélébile dans sa mémoire. Je ne connaissais pas les relations qu’il avait pu entretenir avec cette fille, mais cela importait peu : par-delà son existence, elle avait perdu la vie !

            — Chantal comment ? Un M, c’est bien trop vague !

            — Nous ne savons pas… Elle n’avait pas de papier sur elle et nous n’avons pas encore retrouvé son sac. Chantal et M sont les seuls indices que nous possédons pour l’instant.

            — Comment savez-vous qu’elle s’appelait Chantal ?

            — Un mouchoir !

            — Etes-vous sûr qu’elle était dans sa voiture au moins ?

            — Oui ! Nous avons relevé les empreintes et… nous avons aussi retrouvé des cheveux… sur les épaules de votre fils !

            — Nous sommes désolés inspecteur, nous ne savions même pas qu’il voyageait avec une fille et c’est la première fois que nous entendons parler de cette Chantal. Il faudra interroger mon fils… enfin, dès que ce sera possible.

            Le professeur et l’inspecteur ont alors échangé un regard qui m’a soulevé le cœur. Je me suis redressée comme un ressort, persuadée que j’étais qu’ils me cachaient quelque chose :

            — Professeur, dans quel état… est mon fils ?

            — Asseyez-vous madame Chavet ! Calmez-vous !

            — Me calmer ! Vous échangez des regards pleins de sous-entendus et vous me demandez de me calmer !

            — Son état est stationnaire, je vous assure, toutefois, il faudra beaucoup de patience ; on ne sort pas indemne d’un tel accident. Il risque même de rester très longtemps dans le coma… Quant à la suite, je ne peux pas me prononcer… c’est beaucoup trop tôt ! J’espère pour vous, plus que pour lui, qu’il sortira indemne de son état végétatif.

            Je le trouvais cynique, mais je savais déjà qu’il avait raison. Il nous parla de séquelles possibles, de problèmes qu’il pourrait traîner toute sa vie, mais je ne l’écoutais qu’à moitié. Pour la énième fois, je me suis mise à pleurer et Pierre m’a prise dans ses bras. Heureusement qu’il était là ! Pourtant, si j’avais su ce qui se tramait déjà dans sa tête, je crois que je me serais suicidée sur-le-champ, entraînant dans ma mort, tous les acteurs de cette terrible histoire…

            Pierre essayait de me réconforter :

            — Il s’en sortira… je te promets qu’il s’en sortira.

            Un pesant silence s’installa avant que l’inspecteur ne reprenne la parole :

            — Je vais devoir visiter sa chambre… Il habite toujours chez vous, d’après ce que j’ai compris…

            — Bien sûr ! répliqua Pierre, de nos jours, à dix-huit ans, où voulez-vous aller ? Mais dans sa chambre, vous ne trouverez rien !

            — J’espère malgré tout dénicher un indice… Connaissez-vous ses amis… hommes et femmes ?

            Cet inspecteur commençait à me taper sur les nerfs. Si je comprenais fort bien ses états d’âme, je préférais me retrouver au chevet de mon fils au lieu de subir cet interrogatoire stupide. Heureusement, Pierre abrégea la conversation :

            — Vous pourrez passer quand vous voudrez, inspecteur. Nous serons chez nous toute l’après-midi.

            Il n’était pas bête cet inspecteur : il comprit tout de suite qu’il devait prendre congé. Lorsque nous nous sommes retrouvés seuls avec le professeur, Pierre a essayé d’en savoir un peu plus :

            — Quelles sont les chances de survie de notre enfant, professeur ?

            — Comme je vous l’ai dit, je ne le sais pas encore, je vous assure…

            — Allons ! Avec toute l’expérience que vous avez !

            — Si je me basais uniquement sur mes premières constatations, je ne lui donnerais pas beaucoup de chances, mais justement, l’expérience m’a appris qu’il valait mieux être prudent : les miracles sont toujours possibles.

            — Les miracles ne m’intéressent pas, ai-je répliqué, ce que je veux, c’est la vérité !

            J’avais dû le piquer au vif, car sa réponse fut foudroyante ; encore aujourd’hui, lorsque je remémore cette scène, j’en ai de nouveau les larmes aux yeux.

            — Il a une chance sur dix de sortir du coma… et une chance sur mille de ne pas être paralysé et de parler normalement ! Vous voulez la vérité Madame Chavet ? Si vous retrouvez un jour votre enfant, ce sera dans un fauteuil roulant… mais surtout, à moitié déséquilibré ! J’espère seulement pour vous qu’il vous reconnaîtra ! Même la moelle épinière a été touchée… que voulez-vous que je vous dise de plus ? Votre mari est médecin, il vous expliquera tout cela bien mieux que moi !

            Lorsque nous sommes rentrés à la maison, l’inspecteur nous attendait déjà devant la porte. Je l’ai accompagné jusqu’à la chambre de Benjamin et l’ai laissé aller à sa guise. Croyant connaître parfaitement mon fils, je pensais qu’il n’y aurait rien de compromettant dans sa chambre. Je me disais aussi que si mon fils avait eu une petite amie, pour sûr qu’il n’aurait pas manqué de me tenir au courant, et pourtant…

            Tandis que l’inspecteur furetait un peu partout, Pierre s’était enfermé dans son bureau. Je savais qu’il passait de nombreux coups de fils, car le voyant sur le téléphone du salon n’arrêtait pas de clignoter. Je pensais qu’il essayait de trouver les meilleurs spécialistes et je priais le ciel pour qu’il aboutisse ; il faut savoir qu’il connaissait tellement de monde ! Lorsque les plus grands savants de la planète se réunissaient en congrès, c’était immanquablement avec sa participation.

            — Je n’ai rien trouvé, déclara l’inspecteur lorsqu’il redescendit.

            — Je vous l’avais bien dit ! ai-je lancé avec dédain.

            — Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerai bien jeter un coup d’œil dans son coffre.

            J’ai regardé l’inspecteur avec surprise :

            — Son coffre ! Quel coffre ?

            — Dans l’armoire…

            — Il n’y a pas de coffre dans l’armoire ! Qu’est-ce que vous me racontez ?

            — Vous n’êtes pas au courant ? Venez voir par vous-même…

            Inquiète, j’ai suivi le policier jusqu’à l’armoire de mon fils. Tout au fond, j’ai effectivement aperçu un coffre. Il n’était pas bien gros, muni d’un système d’ouverture à touches digitales et d’un gros fil électrique qui sortait par le dessous de l’armoire pour s’encastrer dans la prise murale entre son lit et la table de chevet. Ce qui me troublait le plus, ce n’était pas que le bas de l’armoire semblait complètement défoncé pour laisser passer le fil électrique, c’était que j’étais loin de me douter que Benjamin tienne à conserver quelques secrets !

            — Vous ne connaissez pas le système d’ouverture par hasard ?

            — A priori non ! ai-je soufflé en me redressant, livide.

            — Et votre mari ?

            — Il faut lui demander…

            — Je peux le prendre ?

            — Faites comme bon vous semblera…

            L’inspecteur a soulevé le coffre qui n’était pas fixé et je l’ai aidé à retirer le fils. Nous sommes redescendus vers le salon juste comme Pierre sortait de son bureau :

            — Tu savais que Benjamin avait un coffre dans sa chambre ? lui ai-je demandé.

            Sa réaction fut identique :

            — Un coffre ! Quel coffre ?

            — Celui-là ! L’inspecteur veut connaître le code d’ouverture.

            Pierre fut aussi perplexe que moi devant le clavier, ce qui incitât l’inspecteur à déclarer d’une voix suave :

            — Je vais l’emmener pour expertise et déposer un avis de recherche à la gendarmerie… Nous devons absolument retrouver l’identité de cette jeune fille. Si vous avez des nouvelles… appelez-moi.

            — Très bien inspecteur, nous n’y manquerons pas…

            J’ai refermé la porte et je me suis retournée. A la manière dont Pierre me regardait, j’ai tout de suite deviné qu’il avait une idée derrière la tête, mais j’étais loin de soupçonner de quoi il s’agissait :

            — Chérie, s’écria-t-il subitement en plantant ses yeux dans les miens, je veux un autre enfant !

            Je suis restée un instant bouche bée :

            — Pierre !

            — Je ne pourrais plus vivre sans un fils !

            — Benjamin n’est pas encore…

            — Je sais, coupa-t-il, mais si jamais… je veux dire… on ne sait jamais…

            J’étais sidérée. Je connaissais bien son sens de retournement des situations, mais de là à me demander une chose pareille dans un moment aussi dramatique, je suis restée hébétée, ou plutôt, médusée.

            — Pierre, crois-tu vraiment que c’est le moment de parler de ça ?

            Il m’a prise tendrement dans ses bras en me chuchotant à l’oreille :

            — Tu dois accepter Irène ! Fais-le pour moi si tu veux… Rien que pour moi ! Je t’en supplie…

            J’ai senti que cela serait pour lui, inéluctable, et qu’il ne vivrait plus désormais, que pour cet objectif. Inconsciemment, je savais que cela pouvait être le meilleur des remèdes, mais je n’arrivais pas à me faire à cette idée… ou plutôt, j’en avais honte ! L’idée que j’allais copuler lâchement, pour combler un manque, alors que mon premier fils était sur un lit d’hôpital en train de lutter contre la mort, me semblait injuste, presque frauduleuse. J’avais l’impression que c’était une offense à sa mémoire… avant l’heure !

            Toute ma vie, je regretterai d’avoir accepté ! Oh ! J’ai dit oui du bout des lèvres, mais j’ai dit oui ! Je ne sais même plus pourquoi !