CHAPITRE PREMIER
I l faisait si froid qu’une vitre de la cuisine avait craquelé et elle
s’effilochait comme une toile d’araignée ou une figure géométrique
élaborée. Laissant passer un courant d’air que je tentais de colmater
avec du papier journal, les morceaux de verre encore soudés par la glace
semblaient tenir miraculeusement en état d’apesanteur. Le terne carreau
ridé me renvoyait une image blafarde, celle d’un centenaire, pourtant,
je n’avais que 46 ans. Les cheveux blancs, certes, la moustache en bataille,
mais le front haut et le menton volontaire, des yeux vifs, une dentition parfaite.
Au dehors, une brume opaque s’étalait par lambeaux nettement visibles,
s’étiolait par endroit à mi-hauteur, laissant transpercer la pale
luminosité d’un soleil hivernal sur le chemin figé. Pourtant nous
n’étions que début septembre. Les rameaux pliaient sous la glace,
les rosiers ressemblaient à des cactus, le cerisier paraissait si chétif
qu’un bourgeon n’aurait pas daigné germer dessus. De toute façon,
peu m’importait, le jardin était à l’abandon, tout partait en
friche. Il faut dire que depuis le départ d’Anissa, six ans déjà,
je n’avais plus taillé une branchette, ni entretenu la moindre parcelle
de ce jardin qui s’étalait à perte de vue quand le brouillard
était absent.
Même mon intérieur, au départ si coquet, faisait désormais
plus penser à un squat délabré qu’à la demeure du
riche homme d’affaire que j’étais toujours. Mes affaires fluctuaient
hasardeusement, et les relevés de comptes s’empilaient dans un coin de
mon bureau, la fortune livrée à elle-même, abandonnée
dans ce même manquement d’entretient.
Tout en buvant un café déjà froid, je laissais vagabonder
mon esprit nostalgique, le cœur amer, me demandant pour la énième
fois pourquoi elle était partie. Six années passées à
me poser cette même question, tous les matins, invariablement, debout
devant une fenêtre dont un carreau était désormais cassé.
Cela faisait longtemps que je ne pleurais plus que par le cœur, mais aujourd’hui,
j’avais l’impression que le climat pleurait pour moi dans mon jardin, figeant
à tout jamais mon chagrin dans une désolation hiémale.
Quand la sonnette d’entrée a retenti, j’ai sursauté. Qui pouvait
bien me rendre visite à cette heure matinale, moi qui n’avais plus reçu
personne depuis des lustres ? Qui avait pu braver le froid alors que déjà
dans les chaumières on prédisait la fin du monde ou le début
d’une nouvelle ère de grande glaciation ?
J’ai posé ma tasse sur l’évier et me suis pressé vers la
porte qui s’est ouverte sur une apparition fantomatique par son côté
imprévu. La jeune femme était grande, élancée, sans
doute assez belle, mais au travers de mon amertume, je ne savais plus discerner
où s’installait la grâce. De jolis souliers quasiment neufs, un
manteau à la mode jeté sur de frêles épaules et des
cheveux fins bien coiffés attestaient des fins de mois aisées.
D’ailleurs, la Panhard de collection garée devant la porte confirmait
ma première impression.
— Monsieur Robert Bessier ?
— Oui, c’est moi… à qui ai-je l’honneur ?
— Mylène.
— Mylène comment ?
— Appelez-moi Mylène, ce sera suffisant. Je viens de la part de votre
femme.
J’ai senti comme un coup de poignard dans le ventre, un filet de sueur me dégoulinant
instantanément dans le dos. Sous son regard amusé, j’ai ouvert
un instant la bouche sans qu’aucun son ne puisse sortir. J’ai dû secouer
la tête pour m’extirper de ce coup d’assommoir :
— Anissa ? Mais… où est-elle ? Je…
— Puis-je entrer ?
La jeune femme frissonnait ; moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons.
Je l’ai laissée passer, abasourdi, me demandant si je n’étais
pas en train de rêver. Elle a traversé le vestibule, et s’est dirigée
vers le salon comme si elle connaissait les lieux. Je l’ai suivie, la bouche
toujours entrouverte et les bras ballants. Elle s’est installée dans
un fauteuil et m’a observé longuement en souriant, visiblement ravie
de l’effet de surprise.
— Où est Anissa ? Je n’ai plus eu de nouvelles depuis qu’elle m’a quitté
! Je me suis même demandé, pas plus tard qu’hier, et encore ce
matin, si elle était toujours vivante…
— Votre femme ne vous a pas quitté !
J’avais trop souvent lu le simple billet que mon amour de jeunesse avait laissé
accroché sous un aimant au réfrigérateur pour croire au
miracle. Pourtant, les yeux noirs de la jeune femme paraissaient sincères,
et ses fines mains trop fragiles pour être celles d’une vipérine.
Elle a subitement relevé la tête, me toisant du regard :
— Vous avez du café chaud ?
Je me suis secoué, encore sous le choc, et suis allé lui réchauffer
un bol de café au micro-ondes. Scrutant les secondes qui ne s’égrenaient
pas assez vite sur le compteur, l’esprit ressuscité et le cœur battant
déjà à tout rompre, j’essayais d’imaginer : et si Anissa
revenait !…
Ignorant la brûlure du récipient, j’ai déposé le
café sur la table basse et me suis installé en face de la jeune
femme. Son manteau avait glissé derrière elle, découvrant
une jolie robe de velours vert dont le décolleté aguichant en
aurait envoûté plus d’un. C’était une robe de bonne coupe,
un peu légère pour affronter le blizzard, mais elle lui allait
à merveille. Elle a commencé par se réchauffer les mains
en me jetant de vifs coups d’œil.
— Expliquez-moi… ai-je imploré.
— Anissa est en prison.
— Quoi ? Anissa en prison ? Qu’a-t-elle fait ?
— Je ne sais pas. Enfin, pour cambriolage, mais je n’ai pas de détails.
Elle n’a jamais rien voulu me dire. J’étais sa codétenue. Je viens
de sortir. Hier matin, j’étais encore avec elle.
— C’est impossible ! Anissa ? Une cambrioleuse !?
— Oui ! Là où j’étais, il n’y a que ça : meurtre,
drogue, prostitution… La misère de la société. Avec son
cambriolage, votre femme faisait figure de sainte-nitouche.
— Vous racontez n’importe quoi !
— Évidemment ! Je suis passée devant chez vous, et je me suis
dit : « tiens, je vais faire une blague à ce monsieur dont j’ai
connu l’épouse, au hasard de mes randonnées, sur une plage d’Acapulco
! »
Forcé de sourire, cela a eu pour effet de détendre l’atmosphère,
ou plutôt d’engendrer un nouveau climat dans la pièce, un soleil
de printemps dans mon capharnaüm. Certes, j’étais au fond de moi
sceptique, mais l’inconnue n’a pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour raviver
mon bonheur. Elle connaissait bien Anissa, je m’en suis vite rendu compte. Pourquoi
m’aurait-elle inventé une histoire aussi farfelue ? Par ailleurs, j’avais
éperdument besoin de me raccrocher à quelque chose dans l’espoir
de retrouver ma femme, fut-elle cambrioleuse, infidèle, droguée,
que sais-je encore !
— Et on ne m’a rien dit ? La police aurait dû m’interroger… me suspecter…
j’étais son mari, tout de même !
— Elle s’est fait choper sous une fausse identité.
— C’est saugrenu ! Pourquoi aurait-elle fait cela ? Quand est-ce arrivé
? Quand elle est partie ? Je jour où elle m’a quitté ?
Je me demandais déjà qui j’avais bien pu épouser. Qu’Anissa
puisse se cacher sous une fausse identité me paraissait encore plus incongru
que cette histoire de cambriolage.
Celle qui se faisait appeler Mylène n’a pas répondu. Visiblement,
elle ne voulait pas en dire plus.
— Pourquoi ce silence ? Tant d’années ! Elle aurait dû m’aviser…
me faire passer un message… pourquoi me l’avoir caché ? Dans quelle prison
est-elle ?
— Elle avait sans doute ses raisons. Elle ne veut pas vous voir tout de suite.
Elle a besoin que vous lui régliez un problème avant sa sortie,
avec les remises de peine, prévue pour l’année prochaine. Elle
vous aime toujours ; ce qu’elle a fait… elle n’avait pas le choix. Je vous ai
apporté une lettre, écrite de sa main.
Tandis qu’elle ouvrait son sac en cuir fin et au fermoir ciselé dans
un or massif, j’ai secoué la tête. J’avais l’impression de sombrer
dans un cauchemar, la lumière du salon se transformait en brouillard.
Je revoyais Anissa quand nous étions au lycée. Elle rayonnait
de partout, elle était la coqueluche du groupe d’amis dont je faisais
partie. Elle ne parlait que de paix, d’amour, de mondes merveilleux. Bien sûr,
c’était avant qu’elle ne découvre qu’elle ne pouvait pas avoir
d’enfant, mais tout de même, cela n’expliquait pas tout. Nous étions
heureux… Comment avait-elle pu plonger si bas à mon insu !… sans que
je puisse m’en rendre compte. J’étais passé à côté
d’une femme, sans voir qu’elle en cachait une autre !
— Quelle identité a-t-elle prise ?
— Marianne Leblanchu.
— Leblanchu ? Celle du Crédit Coopératif ? Le fameux cambriolage
du quatre septembre ? Leblanchu… c’est ma femme ? Allons, vous voulez rire !
La jeune femme a posé une enveloppe sur la table et s’est levée
en empoignant son manteau :
— Je ne connais pas cet événement… et à vrai dire, je m’en
fous ; de vous, de votre histoire et du reste. Je vous ai apporté la
lettre, comme je lui ai promis. Maintenant oubliez-moi, je ne suis jamais venue
ici.
Je me suis redressé à mon tour :
— Comment puis-je vous recontacter ?
— Pourquoi faire ?
Elle s’est dirigée toute seule vers la porte. Mes yeux ne l’ont même
pas suivie, hypnotisés qu’ils étaient déjà par mon
nom sur le rectangle blanc. La porte a claqué, le moteur de la Panhard
s’est élancé dans un bruit de tondeuse à gazon et le calme
est retombé rapidement. Je me suis emparé de l’enveloppe et l’ai
ouverte lentement en m’asseyant à la place qu’avait occupé la
jeune femme, m’auréolant dans le délicieux parfum qu’elle avait
propagé sur le canapé.
L’écriture d’Anissa a dansé un moment devant mes yeux, puis, m’essuyant
les joues déjà humides, j’ai entamé la lecture :
Mon cher Robert,
Ce n’est pas la peine de chercher des explications. On n’y peut plus rien, j’ai
fauté, je dois payer. Pourquoi j’en suis arrivée là, peu
importe, j’ai sombré, je me suis laissée entraîner et désormais,
tout est à reconstruire. Je ne te demande pas de me reprendre, je te
demande seulement de me sauver. Tu dois me détester, je devrais te fuir,
ne pas remuer le couteau dans la plaie, pourtant j’ai besoin de toi. Toi seul
peux m’aider, car je suis en danger. J’ai mal agi, et pas seulement contre toi,
ni contre la société. Quelqu’un m’attend, un homme que tu connais
bien : François Montlouis. Eh oui ! Mon cœur a trop longtemps hésité
entre vous deux, et si je t’ai choisi, ce n’est pas pour ta situation, enfin,
je ne pense pas, sincèrement. Il fallait un mari, l’autre ne pouvait
que devenir mon amant !
François est vite devenu jaloux, de toi, de la vie que tu menais, du
grand train que tu me procurais, lui qui ne pouvait même pas s’offrir
des vacances de français moyen. Quand il a monté cette affaire
de cambriolage du Crédit Coopératif, j’ai voulu l’aider, stupidement
! Le plan semblait si bien monté ! C’est moi qui ai tout pris, au propre
comme au figuré. Sa jalousie était devenue trop forte, au point
de vouloir te faire mal en me laissant couler, et quand j’ai compris qu’il se
servait de moi, j’ai tout fait capoter… Par dépit sans doute, la bêtise
humaine. J’aurais pu le faire chuter avec moi, mais je ne l’ai pas fait. À
quoi bon ! De toute façon, c’est trop tard.
Vous n’êtes que trois à connaître ma véritable identité,
François, Mylène et toi, ainsi, j’ai pu t’épargner. J’aurais
au moins gagné cela. Évidemment, François attend ma sortie
pour me faire la peau !
Tue-le, Robert ! Tue-le ! Avant qu’il ne soit trop tard…
Anissa,
Je t’aime.