Extrait de Falbala Trémolos

 

Le début
Coincée dans les embouteillages du matin, elle râlait comme d'habitude. Elle n'était pourtant pas en retard, mais c'était plus fort qu'elle. La circulation en période scolaire, l'horreur ! Sur deux files les voitures se touchaient presque et les regards bouffis de sommeil des conducteurs se croisaient avec indifférence. Elle savait pertinemment être une des premières à arriver au bureau mais vingt-cinq ans de travail, dans la même boîte, n'avaient pas réussi à changer cette ridicule habitude. Ce n'était pourtant pas vraiment une râleuse, plutôt une nerveuse. La hiérarchie arrivait généralement vers les neuf heures voire dix heures, là n'était pas son inquiétude. De toute façon, Nadine avait toujours eu horreur d'arriver en retard. Son éducation contribuait à ce sentiment puissamment ancré en elle : l'exactitude était la politesse des rois, sans aucune prétention de sa part d'ailleurs. Sa réflexion l'incitait à penser, ce matin, qu'elle n'était pas seulement coincée dans les embouteillages mais aussi dans sa tête. Cette hantise devenait grotesque.
Faut que j'arrête de me triturer les méninges, je suis ridicule ; en retard ! En retard, on va pas me tuer quand même ! Je ferais mieux d'en parler au psy !
L'an dernier, un incident avec son responsable l'avait amenée à consulter un analyste et elle allait, depuis, le voir plus ou moins régulièrement.
Elle repensait souvent à cette dispute, la révolte et la haine ressenties s'étaient transformées en lucidité amère. Après trois mois de congés de maladie, elle avait repris son travail. L'injustice de la situation l'avait écœurée et de sa plus belle plume, elle avait dénoncé un harcèlement auprès de la direction régionale. Ses supérieurs hiérarchiques, mis en difficultés, craignaient les foudres syndicalistes et s'étaient empressés d'étouffer l'affaire. Depuis, on lui foutait la paix ; son adhésion à la centrale syndicale la plus revendicatrice était la conclusion logique de l'histoire. Avec ostentation elle affichait des idées contestataires et plaisantait volontiers avec son ancien bourreau : Gaston Vignancourt.
Toi, mon grand, je t'ai banané dans les grandes largeurs !
C'était une belle fille brune d'un mètre soixante-dix, légèrement provocatrice dans sa mise et sa coupe de cheveux à la Louise Brook accentuait son air de poupée asiatique. Le regard noisette malicieux et la lippe enfantine donnaient à son visage une espèce d'espièglerie permanente qui la rendait sympathique. La directrice de son unité, mielleuse depuis la péripétie, la regardait parfois comme une extraterrestre. Si elle n'avait pas fait carrière, on savait cependant qu'elle avait un bon niveau d'études, c'était inscrit dans son dossier. Le mot " carrière " la faisait sourire, elle avait travaillé sans ambition pour subvenir à ses besoins, n'arrivant pas à s'intéresser à ce boulot de fonctionnaire qui l'avait cependant protégée d'une conjoncture difficile sur le marché de l'emploi ; elle ne pouvait " cracher dans la soupe " ! Ses goûts étaient ailleurs.
La lecture, découverte dès son plus jeune âge, embellissait une réalité quotidienne banale dont son âme fantasque ne se contentait pas. Depuis peu la peinture et l'écriture étaient devenues ses priorités. Sans aucune technique elle avait osé prendre un pinceau ; même si ses " croûtes " n'étaient pas des chefs-d'œuvre, le contentement personnel qu'elle en avait justifiait sa démarche.
L'écriture s'était révélée une nécessité lorsqu'il avait fallu affronter des ennuis personnels qu'elle ne maîtrisait plus. Médecin de son âme et arme médiatique, cette discipline avait largement atteint son but, même si elle savait au fond qu'elle ne serait jamais un écrivain. La truculence et la verve de San-Antonio qu'elle admirait, ne s'accordaient guère avec le style de Nadine, à ses yeux, lourd et académique.
La création dans ses loisirs était devenue essentielle et compensait la routine d'un boulot plutôt morne.
Heureusement que je m'éclate ailleurs… Qu'est-ce que je m'enquiquine… Que ne faut-il pas faire pour gagner sa croûte !
Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas le feu vert, un automobiliste klaxonna. Il bruinait ce matin et la clarté de ce début mars l'obligeait à rouler avec les phares allumés. Que c'était triste ! Les mères de familles pressées emmenaient leurs bébés emmitouflés à la crèche, Nadine avait une pensée émue pour ses enfants levés à l'aube. La société était ainsi, toutes les femmes travaillaient maintenant !
Que de changements depuis ces dix dernières années ! Dépassée par une technologie galopante et une concurrence omniprésente agressive, la F.O.C.U (France Organisation Communication Universelle) avait dû s'adapter dans l'urgence, multipliant les restructurations afin de sauvegarder l'aura d'un monopole qu'elle n'avait plus et la rentabilité des bénéfices qu'elle devait assurer. Le personnel, désorienté, en subissait les conséquences et le " social " n'était plus, dans cet organisme, que l'ombre de lui-même. Les syndicats, au fil des années, voyaient leur pouvoir grignoté et l'évolution inéluctable vers une privatisation totale n'était plus un spectre mais une réalité. Le taux de dépressions nerveuses à la hausse faisait que les statistiques des congés de maladies parlaient d'eux même ; le statut des agents leur permettait encore cette démarche.
Sa critique lucide de la situation actuelle l'étonnait; ses collègues aborderaient forcément le sujet comme chaque jour et elle frôlait l'indigestion.
J'en peux plus, c'est encore à qui va raconter la sienne !
En cinq ans, elle avait changé deux fois de responsable et s'estimait heureuse ; bien qu'en fin de parcours, les dernières évolutions laissaient présager qu'elle ne terminerait pas dans le même service !
Et puis ils peuvent bien me mettre dame-pipi, je m'en fous ! Allons, l'essentiel c'est ma paye, le reste…
S'alignant sur le système européen, d'organisme d'État, la F.O.C.U, désormais cotée en bourse, était devenue S.A (société anonyme). Le changement annoncé n'avait d'abord pas eu d'impact direct sur la vie des agents et leurs professions ; au fil du temps, on s'était aperçu que la cotation en bourse avait changé aussi celle de l'individu.
Les promotions étaient faites désormais au mérite, c'est à dire à la tête du client et on assistait chez F.O.C.U, à la montée d'individus arrivistes et lèche-cul. Avec son humour féroce, elle ne pouvait s'empêcher de dire que la cote du faux-cul était en hausse à la F.O.C.U ! Évidemment tout le monde gloussait. Sa verve moqueuse comblait un peu ce manque d'assurance qu'elle avait du mal à dissimuler. Dans sa petite voiture elle riait toute seule maintenant, au souvenir de certaines conversations, il n'y avait pas que de mauvais moments ! Un motard la vit sourire et lui lança une œillade friponne. Elle détourna la tête.
Ah les bonhommes ! De bon matin l'œil égrillard et la bouche en cœur ! Pfft !
Le soutien de ses collègues, lors de ce lamentable incident avec le responsable de la logistique et des ressources humaines qu'était Gaston Vignancourt, ne s'était pas démenti ; muté quatre mois auparavant dans ce service, il afficha très vite son antipathie envers Nadine. L'autonomie dont elle faisait preuve et la maîtrise de son poste diminuaient son pouvoir de chef, du moins le perçut-il ainsi. Comme tout individu peu sûr de ses compétences, l'affirmation de son grade était la seule valorisation possible pour lui. Certainement conscient de ses lacunes en tant que cadre supérieur, il était devenu agressif à son égard. Voilà un bel exemple du danger qui consiste à donner un grade de dirigeant à quelqu'un qui n'en a pas l'envergure. En résumé : un chefaillon qui employait son mini-pouvoir à tyranniser les autres et compensait son sentiment d'infériorité en opprimant et déstabilisant les plus émotifs. Son imposante silhouette le servait, il occupait l'espace et se pavanait volontiers surtout devant la gent féminine : un coq. Comment était-il arrivé là, mystère ! Quoi qu'il en soit Lagaffe, comme elle l'appelait en douce, avait débarqué.
Pauvre andouille va ! Un cadre au rabais, avec son costume de confection bidon !

Extrait
Nadine arriva donc ce matin-là, comme d'habitude, à huit heures tapantes. Le bâtiment de trois étages abritait une soixantaine d'agents dont les métiers différaient, les techniciens, les vendeurs, les secrétaires, les gestionnaires en logistique et ressources humaines. Avant d'atteindre son bureau qui se situait au troisième, elle faisait un petit tour pour saluer ses collègues et distribuer la bise du matin. À la F.O.C.U tout le monde s'embrassait, même ceux qui se détestaient !
Elle n'aimait pas trop ce rituel mais pour ne pas être traitée de snob, elle s'y pliait. Son physique avantageux attirait les compliments mais personne ne lui manquait de respect. Et pour cause, son mari avait quitté le service un an auparavant et tous le connaissaient. Elle leur disait souvent : " on ne badine pas avec Nadine. "
Faut y aller, l'autre va encore me baver sur la joue, beurk !
La morosité ambiante était palpable car la baisse de rentabilité laissait présager une restructuration imminente et les employés, inquiets de leur sort, supputaient sur leur avenir incertain. C'était depuis plusieurs mois la préoccupation première et le manque d'information générait les bruits de couloirs les plus fous.
Dans son bureau, elle commença à regarder les messages qui s'affichaient sur son ordinateur afin de traiter les urgences, vérifia le fax et ouvrit sa boite à lettres. C'est alors qu'elle s'aperçut que le bureau de Gaston, porte close, était éclairé.
Il est déjà là… ? Oh ! Oh, il m'espionne maintenant, et bien je suis à l'heure !
Sachant qu'il n'arrivait jamais avant neuf heures, elle pensa qu'il était tombé du lit. Les stores vénitiens qui garnissaient les parois vitrées donnant sur le couloir laissaient entrevoir l'intérieur et c'est tout naturellement qu'elle y jeta un œil. Elle n'apercevait que la table de réunion et le fauteuil managérial. Personne ! Par curiosité, elle entrouvrit et l'énorme corps d'un Gaston affalé sur le sol, face contre terre, lui apparut dans toute son horreur. Elle hurla : " Gaston vous êtes malade !" De forte corpulence, un mètre quatre-vingts pour cent kilos, cette masse inerte ressemblait à un cachalot échoué, c'est ce qui vint à son esprit. Elle le secoua un peu par la manche et frôla sa main glacée. Refusant d'admettre ce qu'elle commençait à entrevoir, elle parla nerveusement : " Relevez-vous, vous allez salir votre costume " et prise d'un fou rire incongru, elle se rua sur le téléphone pour appeler l'ami Pierrot dont le bureau était à l'étage inférieur.
- Pierrot, viens vite, Gaston un malaise, viens vite !
Mais ma parole, il est mort, non c'est pas possible ! Qu'est-ce que je raconte !


Avis aux éditeurs : Si ce manuscrit vous intéresse, vous pouvez contacter l'auteur directement : nicky.barthe@wanadoo.fr

Après Le Corbeau ou la Bécasse, un premier récit autobiographique écrit avec ses tripes, c'est avec une plume quelque peu incisive que Nicole Schérer-Barthe se lance dans le Polar-fiction. Ceux qui ont lu ses nouvelles (Bonnes nouvelles de Guernesey) savent de quoi il en retourne.